« Au cours de cette journée, où sa famille s’était entassée dans le petit appartement, Themis s’était fait la réflexion, non sans un léger regret, qu’elle n’avait rien à léguer à ses enfants et petits-enfants. Ses biens n’avaient que peu de valeur, à l’exception de la table fatiguée autour de laquelle sa famille s’était réunie, génération après génération.
A moins qu’il n’existe, peut-être, une autre forme d’héritage ? Themis y songea soudain : puisque Giorgos n’était plus lui-même, elle avait envie de raconter certaines choses. L’histoire de sa vie n’était pas un patrimoine, mais c’était tout ce qu’elle possédait et elle allait l’offrir à Popi et Nikos ».
Résumé éditeur :
Une odyssée familiale puissante et passionnante.
Le grand retour de Victoria Hislop à la saga historique.
Athènes, milieu des années 1940. Récemment libérée de l’occupation allemande, la Grèce fait face à de violentes tensions internes. Confrontée aux injustices qui touchent ses proches, la jeune Themis décide de s’engager auprès des communistes et se révèle prête à tout, même à donner sa vie, au nom de la liberté. Arrêtée et envoyée sur l’île de Makronissos, véritable prison à ciel ouvert, Themis rencontre une autre femme, militante tout comme elle, avec qui elle noue une étroite amitié. Lorsque cette dernière est condamnée à mort, Themis prend une décision qui la hantera pendant des années.
Au crépuscule de sa vie, elle lève enfin le voile sur ce passé tourmenté, consciente qu’il faut parfois rouvrir certaines blessures pour guérir
496 pages – 19/10/2019
« — Vous voyez cette photo ? Celle de droite.
De là où elle se tenait, Popi apercevait le salon à travers les portes fenêtres. Une série de cadres trônait sur le buffet.
— Tu veux dire celle où tu es avec ta sœur ?
— Ce n’est pas ma sœur, c’est Fotini, ma meilleure amie d’enfance. Mais tu as raison en un sens, puisque nous étions aussi proches que des sœurs. Plus proches même, peut-être.
Par-dessus la balustrade, la vieille dame montra du doigt un coin de la place.
— Elle est morte juste là.
Popi considéra sa grand-mère avec incrédulité, avant de tourner son regard dans la direction indiquée. Elle découvrait cette histoire pour la première fois et était sidérée d’entendre sa grand-mère en parler de façon aussi franche.
— C’était pendant l’occupation. Il y a eu une famine, agapi mou. Des centaines de milliers de personnes ont trouvé la mort.
— Quelle horreur ! dit Nikos. J’ignorais que la situation avait été aussi tragique à Athènes ».
Il y a des livres qui vous emportent, vous chamboulent, vous font ressentir toute la palette des émotions et vous emmènent très loin avec bonheur…. « Ceux qu’on aime » fait partie de ceux-là… Je suis encore bouleversée par ma lecture, enchantée également. Bref, un énorme coup de cœur ! Si j’avais pu mettre 6 ou 7 étoiles au lieu des 5 maximum de Babélio je l’aurais fait volontiers tellement j’ai aimé ce moment de lecture ! J’avais déjà beaucoup aimé par le passé un autre livre de cette auteure, « L’île des oubliés », dans la même veine, excellent ! Bon que je vous parle tout de même un peu de l’histoire de « Ceux qu’on aime ». Elle se déroule en Grèce et débute de nos jours par l’anniversaire de Themis, une nonagénaire. Elle est entourée par son mari Giorgos, dont la tête a pris le chemin d’Alzheimer, de ses enfants sauf un, Nikos, décédé il y a déjà de nombreuses années, lors de la dictature des colonels, et de ses nombreux petits-enfants. Quand toute la joyeuse bande part, elle reste seule avec Giorgos, qui dort, et deux de ses petits-enfants, qu’elle aime particulièrement. Popi, jeune fille pleine de vie qui habite près de chez elle, et Nikos qui vit aux Etats-Unis où son père Angelo, l’un des fils de Themis, s’est installé dès qu’il a pu partir de Grèce. Après quelques échanges avec eux, elle décide de leur raconter sa vie, le seul « patrimoine » qu’elle puisse leur transmettre. Par ce biais, c’est aussi l’histoire de la Grèce depuis 1930 jusqu’à nos jours, qu’elle va leur révéler. Car derrière le visage tranquille de leur yaya se cache une femme multiple, engagée, passionnée et courageuse qui a dû traverser comme tous ses contemporains de nombreuses épreuves. Honnêtement, je ne connaissais pas l’histoire grecque contemporaine et toutes les souffrances que ce peuple a dû subir. Cela commence par la montée du nazisme sous la coupe de la dictature du général Ioannis Metaxas avec la faim, la corruption, la répression à des doses inhumaines. Puis la seconde guerre mondiale, avec l’occupation italienne, allemande puis anglaise, la guerre civile, puis la dictature des colonels, et j’en passe. Une suite de souffrances effroyables. La famille Koralis se retrouve déchirée par ces évènements dramatiques que connaît la Grèce. Après l’internement de leur mère, le départ de leur père, Themis et ses frères et sœur (Thanasis, Panos et Margarita) sont élevés par leur grand-mère, leur yaya, Kyria Koralis. Les deux frères se disputent sans arrêt. L’aîné Thanasis est pour les nazis, pour la dictature et deviendra policier, alors que son frère Panos, lui a des idées humanistes et de gauche. Quant aux deux sœurs, Margarita a toujours été jalouse de sa jeune sœur, Themis, la benjamine de la famille. Elle l’a donc toujours tourmentée, souvent cruellement, et comme son frère aîné, elle est plutôt pour les dominants et rêve de grandeur. Themis quant à elle, a appris très tôt à dissimuler ses convictions mais pense comme son frère Panos qu’elle aime tendrement. Tous deux d’ailleurs s’engageront plus tard dans les forces communistes pour un idéal de liberté, de fraternité et d’égalité qui leur coûtera très cher à tous les deux. Je ne peux tout vous raconter mais cette saga familiale est passionnante, humaine et haletante. J’ai beaucoup vibré avec Themis et sa vie si compliquée mais ô combien émouvante et palpitante. J’ai aussi un peu pleuré. Oui tant de souffrances m’ont vraiment touchée. C’est très bien écrit, humain et instructif. J’ai découvert de nombreuses choses et j’aime aussi apprendre lors de mes lectures. Contrat plus que rempli ! Merci à Victoria Hislop pour cette merveilleuse lecture que je vous conseille très fortement.
Pour info, je vous ai mis quelques détails historiques pour votre compréhension après certains extraits.
« — Beaucoup de filles rêveraient d’une robe pareille, Margarita ! répliqua Kyria Koralis avec fermeté.
— Oui, intervint Panos. Tu es grossière avec yaya.
— Tais-toi ! lui intima sa sœur. Ça ne te regarde pas !
Elle se mit à bouder.
— Tu ne dois pas oublier, jeune fille, lui dit Kyria Koralis, que les robes neuves ne courent pas les rues ces temps-ci, même pour les anniversaires. Et beaucoup de gens sont privés de nourriture, également. Pas seulement en Grèce, mais partout. Alors tu pourrais te montrer un peu moins ingrate ».
Lien vers la fiche du livre sur Babélio
https://www.babelio.com/livres/Hislop-Ceux-quon-aime/1160424
« Peut-être que c’est ça, devenir adulte, lui dit son frère.
Réaliser que le bonheur est toujours terni par quelque chose ? »
« Le recyclage était devenu monnaie courante désormais. On ne jetait rien : des épluchures de pommes de terre aux chaussettes trouées, tout avait son usage. Margarita avait trouvé sa voie professionnelle, et le résultat était, il fallait le dire, à la hauteur. Dans ses tenues élégantes, elle pouvait se permettre d’imiter les stars de cinéma, ce qui était facilité par ses formes généreuses – qu’elle avait conservées, fait rare à Athènes pour l’époque – et la moue boudeuse qu’elle avait fini par maîtriser ».
« — C’est formidable, ma chérie. Tu as su t’illustrer, la félicita sa grand-mère.
— Moi aussi, j’ai fait quelque chose d’inédit aujourd’hui, intervint Thanasis, qui ne voulait pas que sa sœur tire la couverture à elle. J’ai appris à tenir une arme.
Il y avait dans sa voix la même note de triomphe que s’il avait remporté une bataille. Themis mastiquait sa nourriture en silence mais ne parvenait pas à l’avaler. Personne n’attendait d’elle qu’elle prenne la parole à table, si bien qu’elle n’avait aucun mal à garder ses pensées pour elle. Elle devrait bientôt intégrer l’EON à son tour, et la seule chose qui la réjouissait dans cette perspective était d’apprendre à utiliser une arme. Oui, c’était la seule activité qui lui paraissait intéressante, et utile. Le reste ne revêtait aucun attrait à ses yeux.
Son regard passa de Margarita à Thanasis puis à leur yaya. Elle fut submergée par le sentiment que Panos avait été trahi.
Colère, peur et honte se mêlaient en elle. Il avait suffi d’un bref instant pour qu’une fissure aussi invisible que celle sur le crâne de Panos apparaisse et la sépare du reste de la famille ».
L’Organisation nationale de la Jeunesse (en grec moderne : Εθνική Οργάνωσις Νεολαίας, Ethnikí Orgánosis Neoléas, EON) est une organisation de jeunesse de type fasciste créé dans le royaume de Grèce durant la dictature du général Ioannis Metaxas (1936–1941).
La tête de Fotini roula soudain sur le côté, et Themis plongea ses yeux dans ceux, vitreux, de son amie. Elle dut se détourner.
— Tu n’as jamais vu de cadavre ? lui lança l’autre homme, au moment où elle fondait en sanglots.
Il fit un pas pour fermer les paupières de Fotini.
— C’est la dixième aujourd’hui. Quelle tragédie…
Ces hommes étaient payés pour ramasser les cadavres dans les rues, chaque jour. Avec les revendeurs au marché noir, ils appartenaient aux rares catégories de la population dont la situation professionnelle s’était améliorée depuis le début de l’occupation.
« Ce qui pouvait s’apparenter autrefois à une simple compétition fraternelle entre Thanasis et Panos s’était transformé en une guerre d’idéaux, menée avec amertume, sans qu’aucun camp n’ait l’espoir de remporter une victoire, grande ou petite. Peut-être que s’il avait été là, leur père aurait été capable d’éteindre le feu entre ses deux fils, mais Pavlos Koralis n’était pas rentré depuis près d’un an ».
« La vieille femme déplorait en secret que ses petits-fils ne soient pas plus costauds et imputait cela à la mauvaise alimentation dont ils étaient tous obligés de se contenter.
Elle calculait le budget alloué à la nourriture au plus près et maniait l’aiguille avec adresse, ce qui leur permettait de « s’en sortir » avec ce qu’ils avaient. Toutefois, il ne lui était pas toujours possible de les protéger de la dépression économique galopante ».
« Parce que j’aimerais que tout le monde ait des droits dans ce pays, et pas seulement les riches. Pas seulement les politiciens et les sympathisants nazis. Les pauvres ont le droit de manger, eux aussi, et la gauche, de jouir de sa liberté d’expression. Si tu veux vivre éternellement sous l’occupation allemande, c’est ton choix. Contrairement à toi, je ne me soumettrai jamais aux nazis ».
« Rares étaient ceux qui, en observant leur pays dévasté, n’éprouvaient pas ce sentiment de charmolypi. La joie suscitée par la libération était ternie par le spectacle de leur patrie en ruine. Certains, cependant, éprouvaient un sentiment moins nuancé : le désir de justice les dévorait ».
Charmolypi (χαρμολύπη) : joie et tristesse entremêlées (dans la vraie vie – en grec)
« Lorsque la tyrannie menace le peuple, il doit choisir entre les chaînes et les armes ».
« En quelques jours, Themis avait compris l’agencement du camp de Makronissos. Il était divisé en différentes zones, une première pour ceux qui ne s’étaient pas encore repentis, une deuxième pour ceux qui étaient sur la voie de la « réhabilitation » et une troisième pour ceux qui avaient signé la dilosi ».
Les déclarations de repentance(dilosis) étaient des textes dans lesquels les signataires déclaraient dénoncer les idées du Parti communiste grec (KKE). Les déclarations de repentir ont émergé pendant la dictature de Ioannis Metaxas mais se sont répandues pendant les années de la guerre civile grecque, non seulement les détenus mais aussi les citoyens ordinaires ont signé des déclarations de repentir en masse. Ces déclarations étaient au centre du processus d’internement militaire de Makronissos car elles témoignaient de la « réhabilitation » des détenus.
Pour les détenus politiques, la déclaration de repentir a été un test douloureux car ils étaient appelés à dénoncer leurs idées, amis et camarades. Ces déclarations n’étaient pas le produit de la libre volonté des détenus, mais de la coercition, à la suite de violences et de menaces, parfois pendant la torture, afin de mettre fin à leur épreuve ou d’alléger leur peine. A Makronissos, il ne suffisait pas aux soldats détenus de signer une déclaration de repentir ; ils ont également dû faire des discours à d’autres soldats détenus à Makronissos, envoyer des lettres à leurs villages respectifs pour être lus à la fin des services religieux du dimanche, ou prendre la route pour parler dans les villes et les villages du rôle de trahison du KKE et louez le travail en cours à Makronissos.
« — Theé kai kyrie ! Regardez ses pieds ! s’exclama l’une d’elles. Ils les ont brisés.
La femme passa toute la journée allongée sur son fin matelas. Elle était là pour rappeler aux autres le destin qui les attendait peut-être, elles aussi. La nuit suivante, il y eut une autre victime. Et ainsi de suite. Les viols étaient fréquents, mais d’autres revenaient sans ongles ou avec des brûlures de cigarettes sur la poitrine. Certaines enfin étaient frappées avec des chaussettes remplies de pierres. Chaque nouvelle victime était une preuve de ce qui arrivait lorsqu’on refusait de signer la dilosi.
Personne ne pouvait prédire l’heure précise à laquelle la porte de la tente s’ouvrirait à nouveau pour que les gardes choisissent la prochaine martyre au hasard ».
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