« Il était protégé par des soldats qui tenaient à distance les candidats à l’exil. C’est là qu’il allait d’un pas rapide. Deux jours plus tôt, il avait reçu son ordre d’évacuation personnel. Il avait fallu essayer de faire tenir dans sa petite valise tous les objets de son quotidien. Il n’avait dit au revoir à personne. Ses parents étaient morts quelques années plus tôt, et pour la première fois, il en fut heureux car il pensa à la tristesse qui les aurait saisis s’il leur avait été donné de voir ce naufrage. Le bateau finissait de faire le plein. Il monta à bord et s’installa sur le pont pour observer le plus longtemps possible ce pays qu’il quittait. »
C’est dans une salle sombre, au troisième étage d’une boîte de nuit fréquentée du quartier RedQ, que Zem Sparak passe la plupart de ses nuits. Là, grâce aux visions que lui procure la technologie Okios, aussi addictive que l’opium, il peut enfin retrouver l’Athènes de sa jeunesse. Mais il y a bien longtemps que son pays n’existe plus. Désormais expatrié, Zem n’est plus qu’un vulgaire “chien”, un policier déclassé fouillant la zone 3 de Magnapole sous les pluies acides et la chaleur écrasante.
Un matin, dans ce quartier abandonné à sa misère, un corps retrouvé ouvert le long du sternum va rompre le renoncement dans lequel Zem s’est depuis longtemps retranché. Placé sous la tutelle d’une ambitieuse inspectrice de la zone 2, il se lance dans une longue investigation. Quelque part, il le sait, une vérité subsiste. Mais partout, chez GoldTex, puissant consortium qui assujettit les pays en faillite, règnent le cynisme et la violence. Pourtant, bien avant que tout ne meure, Zem a connu en Grèce l’urgence de la révolte et l’espérance d’un avenir sans compromis. Il a aimé. Et trahi.
Sous les ciels en furie d’une mégalopole privatisée, “Chien 51” se fait l’écho de notre monde inquiétant, à la fois menaçant et menacé. Mais ce roman abrite aussi le souvenir ardent de ce qui fut, à transmettre pour demain, comme un dernier rempart à notre postmodernité.
304 pages – Août 2022
« À quoi est-ce que tout cela rime ? Se coucher pour se relever demain et recommencer, comme des millions d’autres dans cette zone qui est le hangar de l’humanité. Est-ce cela, sa vie ? »
Après « Salina » que j’avais beaucoup aimé, je découvre le dernier livre de Laurent Gaudé « Chien 51 ». Le titre et le pitch de l’ouvrage m’ont interpellée et j’ai eu envie de partir à l’aventure avec Zem, ce fameux « chien » (intrigant tout de même ce titre !). La Grèce a fait faillite et a été rachetée comme d’autres nations par une multinationale, GoldTex. Zem Sparak (ce n’est pas son vrai nom), a quitté la Grèce définitivement après des insurrections violentes et l’écroulement de son pays, si cher à son cœur. Il vit maintenant à Magnapole, contrôlée par GolTex, dans la zone 3. C’est la zone la plus misérable de Magnapole où survivent de pauvres hères, juste bons à travailler comme des esclaves pour la multinationale sans aucun espoir de s’en sortir. Zem y est un flic, un flic déclassé, tout aussi misérable que les habitants de cette zone 3. Il est ce qu’on appelle un « chien » qui fouille, renifle la misère et la crasse pour résoudre les enquêtes sur des vols, des trafics ou des meurtres. Dans ce monde apocalyptique pour ces miséreux, on comprend que le dérèglement climatique a fait son œuvre. Et dans cette zone 3 plus qu’ailleurs car le dôme climatique qui protège les nantis, les puissants en zone 1 et 2, n’est pas fini en zone 3. Du coup, les cataclysmes, les pluies acides etc. se déversent, se déchainent en zone 3. C’est donc là que Zem va être appelé pour le crime d’un homme retrouvé éventré en zone 3. Pour cette enquête il devra faire équipe avec une flic de la zone 2, Salia Malberg. Ni l’un ni l’autre ne veut travailler en binôme avec celui ou celle de l’autre zone mais ils sont verrouillés, obligés. Finalement, ils apprendront à se connaître pour partir à la poursuite de cette vérité qui se cache, sans aucun doute, dans les hautes sphères des puissants. Attention, danger, ils y laisseront des plumes. Mais ils sont pugnaces tous les deux. Vraiment, j’ai été emportée par ce récit fort, émouvant et terrifiant aussi, soulevant de nombreuses questions sur la société, sur l’humanité. Une histoire d’identité, de trahison, d’amour, de respect, de vérité. Les personnages avec leurs failles, leurs zones d’ombre et leur passé sont attachants et on vibre à les suivre dans leurs questionnements. Gros coup de cœur pour moi que ce « Chien 51 » de Laurent Gaudé.
« Et il commence à saisir les informations qu’il a récupérées : lieu, heure de découverte, description du corps. Il faut entrer toutes les précisions pour qu’elles aillent dans la grande database du crime, cet océan de données, gargouillis d’agonie, de foutre, de sang, de cris de terreur, qui est la cartographie la plus exacte de la ville. »
https://www.babelio.com/livres/Gaude-Chien-51/1425651
Note sur Babélio : 3,75/5 (643 notes) – Ma note : 5/5
« Cela avait commencé par des manifestations aux check-points. La nouveauté n’était pas que des habitants de la zone 3 se plaignent de l’humiliation subie au quotidien, veuillent assouplir les protocoles de déplacement et réclament davantage de laissez-passer, la nouveauté était que des résidents de la zone 2 se mêlent à eux. Ils étaient quelques-uns à venir aux manifestations et à demander plus d’équité. Ils revendiquaient le droit d’interroger le fonctionnement même de GoldTex. Le but de l’entreprise était-il d’offrir un paradis à un petit nombre en asservissant l’immense majorité des autres cilariés ? »
Laurent Gaudé, né le 6 juillet 1972 dans le 14e arrondissement de Paris, est un romancier, nouvelliste et dramaturge français, qui a obtenu le prix Goncourt des lycéens et le prix des libraires avec « La Mort du roi Tsongor » en 2002, puis le prix Goncourt ainsi que le prix du jury Jean-Giono pour son roman « Le Soleil des Scorta », en 2004.
Laurent Gaudé fait partie intégrante du panorama littéraire français du XXIe siècle. Son œuvre, traduite dans le monde entier, est publiée par Actes Sud.
« Le dossier n’est pas épais. Elle l’a parcouru des yeux en deux minutes. Zem Sparak. Arrivé à Magnapole à l’âge de vingt-quatre ans. Matricule XP 51. A choisi la zone 3 après les Grandes Émeutes. Rien de plus. Juste un gars qui arpente la crasse des bas-fonds depuis des années. Elle soupire. Elle n’a pas envie de le voir. Elle déteste par-dessus tout travailler avec des gars amochés et celui-là va être comme les autres, trop lent, trop sûr de lui-même. »
« La fille ne le regarde déjà plus. Elle est passée à autre chose, il le sent. Lorsqu’elle relève la tête, elle a l’air surprise qu’il soit encore là, alors elle ajoute : “Avec les Séquences Effort, le dossier n’a pas été classé prioritaire. Je n’aurai accès à l’analyse de la puce que ce soir ou demain. D’ici là, faites ce que vous savez faire.” Il la regarde avec un visage interrogatif. Alors elle précise : “Creuser, fouiller, chercher. Bon chien.” Ça, c’est la monnaie de sa pièce. Pour qu’il ne quitte pas le bureau en se sentant à l’aise. Bon chien, oui, qui va retourner jouer avec son os dans la boue. »
« Il voudrait ajouter que oui, elle a raison, c’est bien de là qu’il vient, que oui, il a traversé ces jours sauvages et qu’il y a perdu un peu de ce qu’il était, mais que non, ce qu’il a vécu là-bas, elle ne pourra jamais en avoir la moindre idée, et que même, il lui interdit de prononcer ce mot sacré de « Grèce » devant lui, car elle ne sait pas, ne saura jamais ce que c’est que le bruit d’un pays qu’on étouffe. »
« On annonce l’approche d’une furie. Les habitants hors dôme sont invités à se réfugier au plus vite dans les centres souterrains. En quelques minutes, les rues de la zone 3 vont se vider. Le cyclone arrachera tout ce qui a été mal construit, toutes les tôles rajoutées, bricolées… La grêle fera exploser les vitres. Des branchements électriques sauteront. Tout s’envolera. En zone 2, pendant quelques heures, tout sera assourdissant. Le dôme va être criblé d’impacts. Il cédera peut-être en quelques endroits. Et puis cela se calmera et GoldTex vantera les mérites du dôme climatique qui protège ses cilariés de la violence des vents et des déluges de glace. »
« De mon expérience, il y a toujours eu des esclaves pour que les privilégiés aient les joues roses et le ventre bien rebondi. »
« Vous connaissez le principe de la bastonnade ? ». Zem fait une moue pour dire qu’il en a entendu parler mais n’est pas un expert. « C’est un martèlement d’images et de sons qui vont directement au cerveau. Imaginez un marteau-piqueur qui se serait invité dans votre esprit… Les dégâts dépendent du temps d’exposition et de l’intensité du matraquage. Visiblement, pour votre collègue, ils n’y ont pas été de main morte… »
« Le ciel du matin est traversé de longs nuages jaunes qui s’étirent comme des fils de laine sale. »
« GoldTex venait de racheter le Venezuela. L’acquisition s’était faite de façon moins heurtée que pour la Grèce. Comme si les gens avaient acté l’idée que c’était ainsi qu’irait dorénavant le monde et qu’il ne servait à rien de s’opposer à cette tendance de fond de privatisation des nations. »
« Il tire pour dire qu’il se souviendra jusqu’à son dernier souffle de la Grèce, qu’il ne pardonne rien et que cette violence, au fond, il la chérit car c’est la seule chose qu’il lui reste du jeune homme qu’ils ont brisé dans les rues d’Athènes. Il tire pour dire qu’il sera grec, jusqu’à sa mort. »
Comme toujours cet écrivain sait surprendre en prenant un genre particulier et en le portant avec talent vers un opus réussi. C’est vrai qu’il est très réussi celui-ci !
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